Entretien avec Yann Ricordel / 2012

Entretien épistolaire entre Yann Ricordel et Olivier Nottellet réalisé entre mars 2011 et juillet 2012.

La première chose qui m’a frappé dans ton exposition au Frac Basse-Normandie, c’est la présence de ces chaises de bureau noires, dont j’ai découvert par la suite qu’elles étaient récurrentes dans ton oeuvre. Elles m’ont frappé car je les ai immédiatement associées à un de mes films fétiche, Kaïro (2001) de Kiyoshi Kurosawa. Dans ce film, les morts se manifestent dans le Japon moderne par le biais des nouvelles technologies : voix d’outre-tombe sur des téléphones portables, apparition inopinée de spectres sur des écrans d’ordinateur. Peu à peu les vivants disparaissent pour rejoindre le monde des morts, et dans des plans d’une salle désertée on voit de telles chaises, vides, traverser le cadre. Sébastien Jounel a écrit un très bel essai sur Kaïro, dont le sous-titre est extrêmement évocateur : « le réseau des solitudes »… Dirais-tu que comme dans Kaïro tes chaises noires sont le signe d’une désertion du monde, d’une désubstantialisation de l’humain, pris dans « le réseau de ses solitudes » ?

En fait c’est tout à fait ça mais peut être en moins dramatique, disons que dans ce que tu évoques , la solitude et le cinéma, il y a les deux points d’ancrage qui ont petit à petit imposé cet objet à mon travail.

La chaise de bureau est particulièrement anthropomorphique, elle impose un corps absent plus que dans une chaise traditionnelle. C’est son côté axial, colonne vertébrale sur laquelle vient s’enclencher le dos et l’assise, qui nous place face à une sorte de raideur, de règle à suivre, de maintien. Cette chaise c’est le monde du bureau mais c’est aussi le cinéma avec les roulettes donc le travelling, la vivacité des mouvements, le jeu dans toute l’acceptation du terme. Évidemment on peut y voir le drame de la solitude mais je préfère de beaucoup la version burlesque. Cette raideur, cet axe que propose la chaise est totalement relativisé par le mouvement possible. Paradoxalement les roulettes peuvent aller dans tous les sens, y compris tourner sur elles-mêmes et c’est plutôt cet aspect que j’aime cette sorte de jouet pour grand. Pour moi c’est devenu une partenaire, un point de fuite dans la lecture du travail, qui permet de connecter avec le réel. Tout le monde la connaît . Je peux lui infliger toute sorte de choses, notamment quand je la sangle , que je la contraint à quitter ses velléités de translation ou quand je l’affuble d’un dossier plus grand et qu’elle devient “la râleuse”. Elle est cette grande solitude de l’absurde, ce grand échec et mat face à nos désespérantes tentatives de vouloir tout expliquer. C’est le trône de Buster Keaton.

Nous voilà donc partis dans l’histoire du cinéma ! Parlons d’Histoire tout court. Dans ma chronique pour Artpress, je suggère que les études d’histoire que tu as entamées ont influencé ton travail, parce qu’à mon sens la conscience historique ne va pas sans mélancolie. Je pense à la célèbre phrase de Flaubert à propos de Salammbô : “ peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage”… Cette mélancolie est-elle selon toi présente dans ton oeuvre, ou est-ce mon regard qui l’y place ?

La mélancolie est une chose galvaudée dont on oublie la dimension physique. On en fait une position de l’esprit alors que tout le corps est engagé. Sans aller jusqu’à la pathologie, qu’elle est par ailleurs, Aristote, dans le problème XXX, montre bien qu’il s’agit d’une notion d’équilibre qui passe par un écoulement, par la présence du vent dans le corps, celui-la même que les grains de raisin arrivent à emprisonner, via le vin, en régulateur suprême. J’aime cette bile noire qui serait le mélange instable par excellence dont l’écume peut faire varier les températures. Ma mélancolie est de cet ordre, c’est une lutte sans fin pour repousser le sombre au seuil du tolérable, c’est physique, dynamique. C’est bien pour cela que j’ai parfois besoin du jaune comme un excès de lumière pour maintenir le noir et ses engloutissements à la limite du perceptible. La sexualité joue aussi un grand rôle dans tout ça, elle cadence le mouvement perpétuel des marées sombres et des écumes du sens. Il y a avant tout de l’énergie dans ces joyeuses débandades aux seuils de murs érigés. Des larmes au sperme, la mécanique des humeurs creuse une ligne en constante instabilité. Il m’a fallu des années pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre stabilité que la ligne elle-même, et que cette ligne n’est pas qu’une droite. Elle peut disparaître dans les plis d’un corps et me revenir dans sa propre dissolution gazeuse quand je lève la tête pour apercevoir le trajet d’un avion. C’est la constance de ce moment qui rend triste, parce qu’il me laisse souvent au bord des choses. Dessiner consiste alors à ressaisir cette ligne entre les masses. C’est elle qui bizarrement me tient en tension avec le secret du monde. C’est là que je place mon grand intérêt pour l’Histoire, parce qu’il est du même ordre entre le petit et le grand. L’inframince du fait divers et les rois qui continuent à nous faire croire qu’ils sont plus grands. J’aime cette mystérieuse relation qu’il y a entre l’Histoire et la géographie, entre l’espace et le motif. Comment des lieux, des bouts de murs, des fleuves peuvent changer les accents, la façon de toucher les objets et les corps. Et puis au cœur de tout ça il y a la langue qui serpente, qui n’en finit pas de dessiner les mots dans le sombre des bouches. Ma mélancolie est là, à préserver sans cesse le rôle de l’absurde dans l’écrasant poids des certitudes de l’Histoire. Du bégaiement à la ponctuation, il me faut ce mouvement permanent, c’est pour ça que mon travail ne doit pas se regarder dans la rigidité frontale, il y perd beaucoup de sa saveur. on doit se déplacer devant, dedans, autour, car c’est précisément là qu’il rejoint la problématique de l’Histoire et de son impossible appréhension globale. Il y a là une idée d’un espace dérobé, d’une chose qu’on ne voit jamais complètement .

C’est justement là qu’il faut savoir départager le recours à l’illusion comme moyen de tout voir, de son utilisation comme moyen d’y revenir autrement, d’un autre point de vue. La première hypothèse est triste alors que la seconde accompagne déjà nos agitations. Je pense souvent au secret de Marcel D., à cet immeuble de Manhattan devant lequel je suis peut-être passé, où pendant des années un homme seul est aller fabriquer en silence, un espace qui pourrait contenir tous les étants donnés du désir.

Tes allusions au jaune et aux humeurs séminales me font penser au giallo, littéralement en italien « jaune », qui désigne un genre romanesque et cinématographique proche de notre « roman noir », à cette différence près que la composante érotique est peut-être plus prégnante dans le giallo.

Le jaune, dans la culture chinoise, est radicalement ambivalent : couleur impériale, elle peut a contrario avoir des connotations très vulgaires : les « livres jaunes » ou « films jaunes » désignent des oeuvres ouvertement pornographiques… Dirais-tu qu’il y a une forme de sensualité, voire d’érotisme dans ton travail ?

 

Pour moi l’érotisme est lié au vide, c’est un corps présent à l’apnée du sens. Dans la mesure où tout mon travail s’articule autour d’une reconstitution de la part manquante, oui alors on peut dire qu’il y a une dimension érotique. Mes travaux ont souvent à voir avec une fragmentation, une dislocation du sens , des formes, des situations et c’est au regardeur de les embrasser, au sens étymologique du terme, pour les appréhender, les reconstituer. L’érotisme est surtout là dans cette relation amoureuse au regardeur, dans cette confiance que je fais au corps absent de la chaise à roulettes. Si je joue sans arrêt avec lui d’un autre côté il m’oblige en permanence. Nous nous aimons et comme un bon vieux couple nous nous déchirons aussi parfois. L’épicentre de l’érotisme dans notre relation se situe sans doute au moment des expositions, quand la dilatation des espaces des pièces montrées rencontre la temporalité des pas ralentis du regardeur.

C’est le temps qui est à l’oeuvre et qui distille une sorte de sensualité entre l’impact que je crée, les noirs profonds, les objets absurdes qui arrêtent les regards, et cette plage qui suit immédiatement, cet instant fulgurant où le regardeur comble le vide, reconstruit un sens, une hypothèse, essaye de comprendre.

Je réfléchis à la pornographie, en ce moment. Tout y est sursignifié, hyper-visible/lisible (surtout dans la tendance « gonzo » américaine actuelle), elle happe un « mateur » et l’hypnotise, l’entraîne dans son monde, le regardeur n’y est plus maître de lui. A l’opposé, ton art demande à être fréquenté, longtemps regardé pour être apprécié à sa juste valeur. Je pense en particulier aux peintures murales noires. Es lässt sich nicht lesen. Est-ce une volonté délibérée de ta part d’opposer au regardeur une certaine résistance, de le maintenir, au moins pour un temps, à une distance pudique ?

Il n’y a aucune volonté de maintenir le regardeur à une distance et encore moins pudique. Il y a un désir de désorienter, de surprendre, d’obliger le regardeur à trouver sa distance, sa focale. J’ai plus souvent l’impression d’être dans un rapport de jeu avec mon visiteur. C’est vrai qu’il faut du temps pour voir mon travail, pour s’installer dans les vides entre les choses, distiller les tensions. Dans les peintures murales ce que j’aime c’est ce double impact physique sur le regardeur et sur le bâtiment, le mur.

Il y a changement d’échelle, remise en cause des lignes existantes. J’aime la stupeur, le moment qui frappe où la chose est là devant nous et ces fractions de secondes pendant lesquelles on cherche où et comment on va ranger ce qui est là sous nos yeux. A partir du moment où les peintures noires, monumentales, englobent le lieu, c’est toute la situation qu’il faut revoir. Il n’est plus seulement question de voir un motif, c’est voir le motif en action, en situation, et toutes les interactions dans lesquelles le regardeur vient s’immiscer. C’est une triangulation, c’est pour ça aussi qu’il faut du temps pour apprécier selon sa hauteur, le nombre de personnes dans la salle etc…etc. J’aime entretenir un dialogue visuel nourri mais souterrain avec les regardeurs. Les mettre dans un délicieux embarras, en peignant des motifs à l’endroit puis à l’envers, trop loin, trop près, en insistant sur la fragmentation, le côté déchiré, la part manquante, et puis décaler la résolution , quand il y en a une. Il ne faut pas voir dans tout ça , en tout cas en ce qui me concerne, la volonté d’organiser du sens mais bien au contraire, la volonté d’organiser du non-sens, pour que seul subsiste le jeu de dupes , l’abîme face à la compréhension, l’incertitude de saisir, c’est plus comme un ressac d’hypothèses qui cogne les murs. Dans cette temporalité dont nous parlons c’est la mobilité qui est à l’oeuvre. Quand je prépare mes projets je pense énormément à ça, à la circulation des corps des regardeurs, comment on arrive dans l’endroit. Pour moi l’espace c’est ça avant tout , comment je rentre dans la feuille, comment je vais en sortir, des fois je n’arrive pas à en sortir et c’est tout noir; rien ne subsiste alors des bribes d’images, des mots qui ont traversé mon esprit pendant que j’arpentais ce petit rectangle blanc. Pour les peintures murales c’est du même ordre sauf que le changement d’échelle a fait basculer l’ensemble dans un monumental qui confine à l’absurde et qui nous y embarque, c’est sans doute de là que vient la sensation de résistance qu’on me renvoit. On y va pas comme ça. C’est pour cela aussi que je parle d’amorces de récits mais pas de narration . C’est comme quand on est dans un port ou un aéroport avec ces masses qui bougent , qui volent, on est dans des lieux où tout est possible mais qui, en même temps, sont des espaces politiquement et esthétiquement aberrants, où la neutralité des signes discute secrètement avec nos excitations , nos désirs qui affleurent. On me reproche très souvent le côté abscon du travail, l’absence de sujet, ce genre d’ornements qui abreuvent les revues d’art. Toute cette soif de sens finit souvent par m’écoeurer. évidemment qu’il y a des logiques, des raisonnements, des sens établis, mais toute cette lisibilité plus souvent langagière ou littéraire que visuelle nous échappe beaucoup plus que nous ne voulons l’admettre et c’est tant mieux ! Aujourd’hui c’est un véritable enjeu cet espace de l’irreproductibilité, de l’inénarrable. Tout le monde parle de fiction pour rejoindre le flux rassurant des histoires, nécessaire au maintient du système de représentation dans lequel nous sommes, et je suis le premier à y céder. Sauf que je fais partie des gens qui pensent que l’art sert justement à ça, à arrêter le flux, à suspendre la conformité navrante de nos vies. C’est le Bartleby de Melville qui à raison: «I would prefer not to» Je crois qu’il faut hésiter à comprendre comme on hésite à entrer dans un endroit qu’on ne connaît pas. Il ne faut pas avoir peur de bredouiller, de bégayer, de buguer le réel.

Dans ton exposition « Du vent dans les cordes » à Carjac en 2007 était figuré le « couvercle » (je ne sais pas si c’est le terme approprié…) d’un piano queue. Pour moi c’est un peu l’instrument bourgeois par excellence, “l’instrument-meuble” des intérieurs cossus. Peut-être est-ce pour cela qu’un groupe comme Fluxus lui a fait subir les derniers outrages. Quelle significations lui attribues-tu ? Quel est ton rapport à la musique et, plus généralement, au son ?

Les instruments de musique sont des mystères absolus, l’extrême familiarité avec laquelle nous les regardons fait souvent oublier leurs abstractions puissantes. Un piano à queue c’est comme un éléphant on n’en sait jamais rien.

Dans l’exposition à laquelle tu fais allusion, c’est à travers cette simple forme que je voulais accéder à ce mat , ce son sec du bois. En la rendant muette, sans instrumentalisation possible, j’en ai fait une caisse de résonance, un trait d’union entre l’espace, la pièce où il se trouvait et le son qu’en principe il divulgue.

la musique ouvre des espaces, elle permet des circulations, c’est là aussi qu’elle rejoint l’air nécessaire au flux de la mélancolie dont nous avons parlé précédemment. Le couvercle du piano dans l’exposition c’était comme une trappe, une issue, ou un piège. L’idée du piano était là mais l’objet avait disparu dans la large surface de bois de construction.

Je ne suis pas musicien du tout mais le rapport entre musique et abstraction me fascine. Les partitions de Cornélius Cardew m’ont toujours fait rêver,et puis cette énigme de l’instrument, a fortiori un piano, qui est là et qui attend, ça me chavire, bourgeois ou pas. Ici à Lyon j’habite à côté d’un grand magasin de pianos, quand je passe devant, que je les vois tous, brillants, magnifiques derrière les vitrines pendant que la ville fait du bruit c’est comme si je pouvais voir sous l’eau.

Souvent quand j’ai dessiné, en fin d’après midi de travail, de concentration, là j’aime écouter de la musique., ça m’aide à ranger les traits, les idées, pour éviter que tout disparaisse trop loin, que le lendemain je sois obligé de tout reprendre à zéro, la musique m’aide à suspendre le geste.

Les bruits , les sons c’est autre chose, c’est plus des points que des élans. je me souviens encore étudiant à Metz, avoir partagé un moment inoubliable avec John Cage dans un festival de musique contemporaine. Il nous avait donné rendez-vous un dimanche matin au buffet de la gare et il nous a demandé de bouger les chaises. C’était fantastique. Entre ceux qui en faisaient trop, qui traînaient lourdement les pieds des objets et ceux qui bousculaient à peine un dossier, c’était vraiment la mesure du monde, le tout avec les annonces de trains qui partaient , les clients qui se moquaient et John Cage qui souriait, j’en jubile encore !!! C’est vrai que là j’ai compris comment le bruit et la musique se rejoignent parfois, se frôlent et s’ignorent aussi. Cette relation mystérieuse est assez proche je pense de ce qui peut se passer entre le dessin et la peinture, entre un witz et une construction, une ligne et un pan. Je suis justement en train d’achever un projet pour une exposition collective qui aura lieu à la Villa du Parc d’Annemasse et dont le titre est : “Le bruit du dessin”.

Là c’est plus au cinéma que je pense, à la musique de film. La salle entière qu’on me confie je la vois comme une immersion totale. L’ensemble des motifs que je vais y installer s’appellera :”Traverse” car c’est justement ce qu’il faut faire , traverser l’espace pour voir le lieu. c’est une expérience de la durée et du corps. L’impact des motifs articule et dicte le mouvement des regardeurs, ici on est pas dans un fauteuil , on bouge donc mes “bruits” doivent cogner les murs.

J’ai beaucoup pensé à Sergio Léone, que j’admire, il faisait composer la musique en premier, notamment pour les westerns, ensuite il découpait les scènes et montait le film en fonction du rythme musical, ça lui permettait de faire des films quasi muets, tout était basé sur des enchaînements , comme en gymnastique. C’est sa passion pour les spectacles de marionnettes napolitaine qui ressortait.

C’est mon rêve que les motifs glissent sur la corde, c’est tout ce que je souhaite, une logique de signes qui compte sur le regardeur pour secouer les enchevêtrements. Dans la musique ce qu’il y a de génial c’est ce concept de partition et d’interprétation. Ce dialogue infini entre ce qui a été écrit , posé, et ce que l’on doit jouer. C’est ce que j’essaye de maintenir entre les dessins et les expositions. Finalement comme John Cage mettait des boulons dans son piano je me rends compte que pour “le vent dans les corde” j’ai mis l’idée d’un piano dans le bruit de l’exposition. Et pour “Traverse” c’est le motif d’une jambe de pantalon avec chaussure qui fait office de bruit, de bascule. Il y a un mot que j’aime beaucoup et qui synthétise tout ça : le fracas.

Ingres a dit un jour : « Le dessin est la probité de l’art », il faisait de ce qui était alors un savoir une qualité cardinale du peintre. Le dessin est aujourd’hui une pratique, et même le « mal dessiné », comme par exemple chez David Shrigley, est recevable en tant que pied de nez envers toute forme d’académisme en la matière. Peux-tu nous décrire d’où vient, et comment a évolué ta pratique graphique ?

J’ai pris très tardivement conscience de la puissance de cet acte de dessiner, de jeter une idée sur un papier. Brutalement ça a rejoint la figure de l’écrivain, du voyageur qui peut inscrire sa vie dans des carnets qu’il transporte facilement. La double équation de liberté et d’économie de moyen s’est imposée ainsi, c’est devenu la morale de mon travail.

Il se trouve que j’ai fais mes études à Metz dans l’Est et dans les années 80. Nous allions très souvent en Allemagne et là, très tôt j’ai découvert à la fois l’importance et la spécificité du travail de dessin en amont du reste, cela bien avant que la scène parisienne ne s’affole sur ce soit disant «nouveau» phénomène. Comme j’en ai vu énormément je me suis aussi très vite rendu compte du grand paradoxe lié à l’universalité du dessin: tout le monde peut le comprendre et du coup beaucoup de dessins se ressemblent, rejoignent une masse d’informations plus ou moins virtuoses que le revival de la ligne claire des années 2000 a rendu légitime et académique dans un marché qui n’en finit pas de s’embourgeoiser. On veut du «beau dessin», et pourquoi pas après tout,mais ça n’est pas celui là qui m’intéresse.

J’aime le dessin qui pose la question du style et du stylo en simultané: voir, agir, transformer, dire,éventuellement raconter, le tout très vite, en immersion.

Un jour j’ai lu et noté cette merveilleuse phrase de Paul Valéry :

«La photographie engage à ne pas décrire ce qui peut, de soi même, s’inscrire».

Par jeu, j’ai remplacé le mot photographie par le mot dessin, dès lors j’ai obtenu MA définition du dessin. L’idée d’une vitesse, d’une fulgurance qui s’impose à la main sans ignorer le cerveau. Bien dessiner, mal dessiner, je laisse ça aux spécialistes. Entre les relevés de Deligny et les élans de Gaston Lagaffe, il y a cette énergie qui passe entre les mots sans les prononcer, qui va directement à l’oeil sans passer par la bouche. C’est un autre pan du cerveau qui fonctionne tout à coup, c’est ça qui me plaît. Prenez la redoutable précision des pastels d’Aurélie Nemours et là encore ce sont des flèches qui vous atteignent. Au tout début je me suis libéré dans l’encre noire, pure, puis j’ai eu envie de précision, de crayon, de règle, de constructions, mais le liquide est revenu, l’encre est réapparue, diluée dans des lavis suspendus. Finalement c’est à nouveau dans l’encre que tout semble s’être résolu. J’ai besoin de cet impact du noir et aussi de l’onctuosité de l’eau.

Etrangement je crois que c’est la pratique de la vidéo qui m’a aidé à faire la synthèse de tout ça. Avec le flux et la temporalité j’ai compris que je ne devais pas voir le dessin comme une image mais plus comme un extrait, une séquence. En ce qui me concerne le vrai dessin est là dans la masse, la fameuse mélancolie qui continue sans cesse son parcours souterrain. Je me suis enfouis dans mon dessin , il est devenu un terrain de jeu où sans cesse la ligne voire la règle, le dispute à la tâche, au débordement. J’ai mis longtemps à comprendre que ça n’est pas le choix entre l’une et l’autre qui compte mais bien au contraire la valse hésitation du cerveau qui connecte et conçoit le tout à l’infini. J’ai eu ce moment de folie quand les dessins se bousculaient, arrivaient en masse sur les feuilles, que je me relevais la nuit pour laisser ces signes vivre sans moi. A un moment la masse des dessins s’est imposée comme une matière première, à exploiter, la sédimentation a réclamé un nouvel espace. J’ai substitué le mur au carnet , non pas par simple analogie formelle mais en transférant également tout le raisonnement , toute la construction mentale, la géométrie contrariée qui régit les dessins eux mêmes, leurs constructions. La mystérieuse relation qui lie dessin et peinture est venu là m’obliger à un grand chambardement . Maintenant tout ça coexiste , se questionne et se répond dans un grand système de vases communicants où les traits se noient dans les masses qui s’écoulent dans les objets qui disparaissent dans des mots qui définissent des espaces où tout se construit autour d’un visiteur inconnu. Aujourd’hui les carnets sont là, ils m’accompagnent comme j’en rêvais lorsque j’étais étudiant. Quand un projet arrive avec ses centaines de mètres carrés tout s’affole, tout se met à bouger c’est comme une bataille d’Uccello, ça ne finit jamais.

Il me semble qu’à partir du Fauvisme, le dessin, le trait a pris une importance prépondérante dans la peinture : qu’on regarde les tableaux « calligraphiques » de Franz Kline pour s’en convaincre… Par ailleurs, en utilisant un médium fluide, en remplissant de larges surfaces de noir, en laissant affleurer parfois une forme de gestualité, ton « dessin » peut s’apparenter à de la « peinture ». Alors : es-tu peintre ou dessinateur ? Est-il important pour toi de te situer ?

J’ai l’impression que c’est justement ce non choix entre les codes de la peinture et ceux du dessin qui fonde mon travail. Comme si je tenais sur une corde qui m’oblige sans cesse à rééquilibrer. J’adore la peinture mais je ne peut pas voir un châssis sans voir le mur derrière, c’est là sans doute que je suis peintre, dans cette surface du mur, de l’écran, de ce qui supporte et suppose; ça n’est pas une esquive au tableau c’est plutôt une position bancale où je dois conjuguer l’idée du cinéma avec l’idée du construit. L’idée d’une architecture qui palpite les fondations, d’une image qui se supporte elle même avant de nous effleurer et tout ça dans une situation donnée, donc un temps que j’aime à arpenter.

Quand je dis que je fais de la peinture murale , je ne peux pas être plus clair: je peins sur des murs. Je ne fais pas de fresques au sens classique, mais j’aime que les bâtiments me prêtent leurs flancs pour élaborer des hypothèses où les masses noires engloutissent les gestes qui les ont élaborées . J’aime la complicité de l’architecture dans mes projets, cette idée du «ravalement» me dégoûte et me fascine en même temps. C’est vrai qu’on voit davantage ce que l’on fait quand on dessine que quand on peint, la peinture oblige, déjà elle recouvre. Physiquement elle est plus forte que le dessin mais j’aime cette idée d’un dessin squelettique qui chancelle au poids d’une peinture toute puissante à nous inventer.

Avec le dessin les mots sont encore là ou pas très loin, dans la peinture ils sont assommés ou parfois carrément sommés comme chez Rémy Zaugg.

Nous parlions tout à l’heure de musique. Les collusions de cette dernière avec l’histoire de la peinture, particulièrement abstraite, sont nombreuses. Je pense par exemple à Léopold Survage, qui est un point de rencontre d’aspects que nous avons abordés : il a été accordeur de pianos, il a voulu adapter pour le cinéma ses Rythmes colorés… Pour à nouveau faire référence à ma chronique dans Artpress, j’y relevais le caractère « amphibologique » de tes formes,  qui sont souvent évocatrices d’objets très concrets. Crois-tu en une abstraction « absolue », sans référent ? Peux-tu nous dire comment tu appréhendes cette question « abstaction/figuration » ?

 

Cette question m’aurait semblé dépassée il y a encore peu de temps, aujourd’hui je trouve qu’elle renoue avec un enjeu qui doit nous inciter à agir dans le présent, à être là maintenant face aux choses. Le virtuel est devenu une extension , une probabilité du réel, il n’y est plus opposé. La chirurgie esthétique dit ça clairement. Avant on considérait qu’il y avait d’un côté le corps et de l’autre l’esprit, d’un côté le geste de l’autre l’objet. Aujourd’hui les outils numériques ont tendance à nous dérober ce passage du corps à l’objet. Quand je touche mon écran et qu’il s’ouvre à l’infini c’est primitif, voire érotique mais c’est comme un faux contact ; ça enclenche des sens multiples mais je dois être aux aguets pour que ça ne devienne pas très vite n’importe quoi. Comme ces mots que les claviers numériques génèrent automatiquement et qu’il faut corriger alors qu’on vient de les taper.

Entre ces deux absolus que sont l’abstraction et la figuration les curseurs s’affolent et c’est tant mieux, ça n’a pas de sens de les opposer, au contraire il faut les accorder, déceler une géométrie dans les mouvements d’une rue, d’un corps c’est maintenir une tension, un ruban nécessaire avec le végétal, l’animal, le minéral. Il faut prendre le risque d’une absence totale de référent, mais il faut surtout prendre le temps de l’observation. Aujourd’hui les codes sont tellement sollicités, usés qu’il faut donner à la figure le temps d’advenir comme il faut permettre au non-sens de planer autour, d’être l’ombre de nos tentatives de compréhension.

Finalement pour répondre à la question je vais te raconter une anecdote. Un jour je suis à la terrasse d’un café en pleine ville à un carrefour bruyant. A un moment, je ne sais pas pourquoi, je lève la tête et là de l’autre côté de la rue , au dessus des arbres je vois que la surface réfléchissante d’un immeuble moderne est légèrement perturbée par une fenêtre entr’ouverte qui encoche la synthèse du bâtiment . De cet angle sombre sort un avant bras avec au bout de la main une cigarette qui brûle.

Régulièrement, ce corps supposé fait apparaître puis disparaître cette entité. C’est très discret, très élégant, suspendu au dessus du vacarme sous un soleil radieux.

A un moment ça s’arrête et la fenêtre se referme, l’immeuble est à nouveau ce volume parfait , brillant. Ici il y a du disloqué, de l’abrupt mais aussi de la caresse, c’est un raisonnement qui court entre ce qui est là et ce que l’on suppose le tout rythmé par une respiration invisible. Dans l’entrebâillement de cette lucarne une hypothèse humaine m’a permis de voir un Philip Guston en vrai !!!