Entretien avec J. Lavrador / (fr)

À propos de l’exposition à « La Galerie » de Noisy-Le-Sec / Août 2006

1/ Concevoir une exposition semble impliquer pour vous un changement d’échelle : du carnet de dessins à la peinture murale. Est-ce le cas dans l’exposition que vous présentez à La Galerie de Noisy-le-Sec ? Autrement dit, comment n’encadrez-vous pas vos dessins ? Parce que c’est bien cela, il s’agit pour vous de les faire exister hors-cadre, sur les murs, non ?

L’ensemble de mon travail repose sur un principe d’extension, de dilatation, lié à mon obsession de l’infinie polysémie des formes. À l’inverse, les murs m’apparaissent comme des espèces de buttoirs, voire de promontoires, qui viennent arrêter cette prolifération pour offrir un instantané des raisonnements continus qui sous-tendent mon travail.
J’ai beaucoup de mal à encadrer les dessins parce que je ne peux me résoudre à les circonscrire à leur fonction de tableaux, même s’il m’arrive aussi de le faire. J’ai toujours épinglé mes dessins pour pouvoir les déplacer sans cesse. C’est cette mobilité qui jure avec le cadre. Pour moi, celui-ci reste un viseur lié à une focale.
Cadrer c’est aussi couper net, j’utilise beaucoup cette relation, courante au cinéma, entre le cadrage et le montage pour créer des dynamiques, générer de l’abrupt. Dans mon travail, les choses sont souvent isolées, mentales, donc le cadre est très important, ça permet d’établir une zone où je vais pouvoir dialoguer avec le spectateur. Le cadre doit donc participer, lui aussi, à la mobilité de l’ensemble. En projetant mes dessins sur les murs, en les faisant correspondre à certains objets réels (chaises de bureau, lampes d’architecte, rouleaux de papier…), je m’attache à remettre les dessins dans le flux des raisonnements qui les ont fait naître, des correspondances de formes, de sens, de non-sens parfois. En me confrontant aux murs, c’est-à-dire à l’architecture, je rejoins un cadre plus grand, qui précède le moment de l’exposition et qui va contraindre mes formes. Une nouvelle situation se construit, une hypothèse de sens, qui nécessite le cadrage induit, invisible et muet, celui que va forcément se créer le spectateur. Tout repose sur cette zone franche où j’ai moi-même cadré, tranché dans mon travail, pour ensuite permettre cette liberté de recadrage permanent au spectateur.

2/ Certaines de vos œuvres, à commencer par la peinture murale Angles, semblent vouloir creuser l’espace jusqu’à donner une profondeur étourdissante au mur. Y a-t-il ainsi l’ambition d’ouvrir une fenêtre, comme vers une dimension parallèle ? Plus largement, cela fait-il de vous un illusionniste ?

Je déteste le trompe-l’œil. Il n’y a pas d’illusion dans mon travail, au contraire. Tout est montré. Tout est sous nos yeux. Par contre, il y a en effet une volonté d’étourdir notre rapport aux choses, aux murs, aux conventions. Angles est un bon exemple. Il s’agit plutôt de déplacer le regard en le guidant par un point de fuite, que de créer une illusion. On a une surface qui opère sa propre convention, c’est-à-dire un centre plus petit que les bords, d’où son éloignement induit par la hiérarchie des masses. Mais, encore une fois, la question n’est pas de créer l’illusion d’un espace dérobé. C’est plutôt de mettre le spectateur en instabilité face à cette convention qui gère la représentation. Le mur est plan, il reste plan. Par contre, c’est vrai que les yeux creusent, les regards se combinent aux informations. Il n’est pas question de rejoindre une dimension parallèle, il s’agit plus simplement, et j’allais presque dire plus brutalement, de négocier l’espace, le vide qui nous entoure. C’est pour cela que j’ai besoin du noir et blanc, de formes fortes qui s’imposent toujours d’emblée. Puis, au bout d’un moment, au moyen de quelques informations placées à des endroits stratégiques, ces évidences s’estompent, s’arrondissent ; la mémoire visuelle construit une armature qui n’est pas une illusion. C’est plutôt un repère, une trame, qui nous rappelle en permanence que les idées sont comme nous : elles se cognent au réel.
Par ailleurs, il est vrai que la disparition, le vide, la chose tronquée, font partie de mon travail. En donnant à voir la moitié d’une chose, j’amène le spectateur à activer une mémoire des formes, des sens. En reconstituant la partie manquante, il peut entrer dans l’exposition ou dans le raisonnement qui l’a générée. L’illusion, c’est quand on veut faire croire quelque chose. Moi je ne veux pas qu’on croit que la chose est peut-être entière, je veux, au contraire, qu’on s’interroge sur les limites de sa représentation.

3/ L’exposition à La Galerie de Noisy-le-Sec confronte le spectateur à une circulation bien particulière, contrainte par de nombreux culs-de-sac. Sans compter que l’axe central est constitué par une pièce aveugle impénétrable. Comment avez-vous pensé cette circulation ?

En fait je m’occupe beaucoup de la circulation des regards et des corps. Lorsque j’élabore une exposition, je vais sur place, j’expérimente moi-même physiquement l’espace, je réalise ensuite une maquette du lieu et de tout cela naît l’hypothèse de l’exposition. J’ai en tête un certain nombre de choses au préalable — dessins, objets, idées — et les lieux vides m’amènent à combiner, formuler, organiser ces choses. Je les place, j’en choisis l’échelle, tout cela en fonction de ma propre expérience de la déambulation dans le lieu que je m’efforce de partager avec le spectateur, pour que lui aussi ait une véritable lecture de l’espace. Mais cette circulation obéit avant tout à un principe qui est celui de l’immersion. Le spectateur reçoit un certain nombre d’indices qui vont agir sur sa vision, sa mémoire, donc son corps. À Noisy-le-Sec par exemple, il va tourner autour de la salle supplémentaire, la pièce aveugle, mais c’est uniquement avec les yeux qu’il pourra la parcourir puisqu’il ne pourra pas y pénétrer physiquement.
Lorsque je place les choses, j’intègre aussi les vides, les espaces intermédiaires ; tout contribue à l’ensemble. Mon souhait est que le spectateur quitte les lieux avec des images qui continuent à se développer en lui. C’est aussi pour cela que j’ai besoin d’un temps, d’une disposition du spectateur à se laisser gagner par les choses. Si on se contente de jeter un œil à la pièce centrale de l’exposition à La Galerie, celle que j’appelle « La réserve », on risque de ne pas en tirer grand chose. Par contre, si on prend le temps d’en scruter les détails, les hypothèses qu’elle contient finissent par s’élaborer. C’est beaucoup plus jubilatoire. Surtout, on perçoit alors des combinaisons possibles entre les pièces. Il ne s’agit pas de mieux comprendre. Il s’agit davantage de faire l’expérience de l’instabilité et de l’élaboration tâtonnante d’un raisonnement. C’est assez proche, en cela, du langage : on peut bégayer, lancer une phrase, la reprendre, aller jusqu’à une formulation précise et se rendre compte que, non, finalement, cela n’est pas du tout ce que l’on voulait dire. C’est cette circulation-là que je privilégie. Évidemment cela ne peut être immédiat. Entre essayer de comprendre et comprendre vraiment, il peut y avoir cinq, six pas, une porte, un autre spectateur, une autre hypothèse. Le paradoxe, c’est que c’est la construction qui rend l’instabilité efficace, un peu comme ce qu’il y a entre la langue, les dents et les mots.

4/ Il me semble que les motifs de vos dessins eux-mêmes, ceux du moins qui représentent des silhouettes très fluides ou des objets dynamiques, donnent corps à cette instabilité dont vous parlez. Plus généralement, avez-vous une iconographie de prédilection, c’est-à-dire des motifs récurrents qui circonscriraient votre univers ?

Il y a certes des éléments qui reviennent, qui évoluent, mais plus qu’une iconographie à proprement parler, il s’agit d’une façon d’aborder et de traiter les motifs. Par exemple, j’aime beaucoup les schémas, les plans, les représentations simplifiées, la forme d’une lettre, souvent je pars de ce type d’ingrédient pour réaliser mes dessins. Ensuite il y a tout un rapport à ce qu’en peinture, on appelle le « repentir ». Je reviens sans cesse sur le motif qui finit très souvent noyé dans la masse, dans le mouvement du pinceau. Si bien que le dessin, clair et net au début, finit par se débattre dans le noir, comme pour s’y cacher ou au contraire pour en émerger. Il y a une infinité de variantes. C’est vraiment un continuum, je ne fais jamais un dessin unique, c’est toujours des sortes de rafales.
Malgré tout, il y a, dans mon travail, une iconographie persistante. Comme des mots qui reviennent, qui accompagnent ce flux : les tables, les lampes, les architectures, les équerres potences, les boules noires qui se démultiplient… Et ces personnages sans tête qui m’aident à montrer un geste, une action. Des choses assez absurdes qui m’accompagnent, m’interrogent depuis longtemps comme des ressorts. La construction de mes carnets est réellement complexe, elle s’auto-maintient dans une tension à l’œil comme à l’encre. Cependant, il m’est difficile de circonscrire ainsi mon univers. Car même si des éléments reviennent et se perpétuent, ils sont pris dans une dynamique d’absorption, d’engloutissement ou de fluidité. Quasiment tout ce que j’observe est bon pour nourrir le travail. Ainsi le sens reste en suspens, pour qu’on ne finisse pas d’en relancer la question.

Entretien entre Olivier Nottellet et Judicaël Lavrador à propos de l’exposition à « La Galerie » de Noisy-Le-Sec / Août 2006